« Une lumière ici requiert une ombre là-bas »
Virginia Woolf
Des concordances et ….quelques divergences.
Que pourrions-nous trouver de semblable chez ces hommes ; l’un du Nord, l’autre d’une rive lointaine de la Méditerranée ?
Y aurait-il des liens, des résonances, des affinités qui se lisent dans leurs oeuvres singulières ?
Est-ce que la brise embaumée et maritime de Tipasa répondrait au souffle inspiré de l’austère spiritualité de Vezelay ?
Où qu’ils soient, Albert Camus et Romain Rolland en débattent-ils ?
Et Eugène le Taiseux et Mahjoub Le Conteur ?
Dodeigne le Sculpteur et Ben Bella le Peintre ?
Cependant tant de choses les relient.
Quelques pistes totalement subjectives pour, peut-être, établir un inventaire de leur commune trajectoire et de la justesse à présenter ici en dialogue et miroir leurs oeuvres. L’un et l’autre naissent dans de petites villes provinciales – de Belgique et d’Algérie -, dans des familles éloignées de la culture classique mais qui les soutiendront dans leurs désirs de partir, loin, étudier les arts.
L’École des Beaux-Arts de Tourcoing et l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris pour l’aîné et, pour le Vagabond Céleste1, l’École des Beaux-Arts d’Oran puis celle de Tourcoing et enfin Paris : l’École Nationale des Arts Décoratifs et l’École Nationale Supérieure des BeauxArts.
Puis les deux, de retour dans leurs terres de naissance ou d’adoption seront professeurs : école Supérieure des Arts de Tournai en Belgique et l’école des Beaux- Arts de Cambrai – le besoin commun de transmettre.
Eugène rencontre Michèle, Mahjoub Brigitte. Couples fusionnels. Ces deux femmes exceptionnelles incarnent les forces motrices – bien au-delà de l’image archétypale de muses passives – tour à tour complices et résilientes, visibles ou discrètes, elles seront essentielles dans le parcours artistique et vital de leurs compagnons. Mahjoub Ben Bella et Eugène Dodeigne issus de cultures, d’histoires et de mémoires distinctes, partageaient un intérêt éclairé pour les Arts Premiers, collectionnant l’un et l’autre des oeuvres remarquables.
Dodeigne s’inspire de l’esthétique des masques et totems des cultures extra européennes dans la simplification des formes de ses sculptures, donnant par cette stylisation des traits humains une force intemporelle et fondamentale à son oeuvre.
Ben Bella réinterprète cette esthétique en intégrant des séries de formes et de lignes qui rappellent les ornements tribaux.
Chacun à sa manière, les deux artistes puisent dans ces Arts Premiers des éléments qui enrichissent leurs démarches artistiques tout en s’adaptant à leurs propres langages créatifs.
La musique et la danse contemporaines ont toujours été présentes dans la vie et le processus créatif du sculpteur et du peintre.
Notamment le mouvement musical minimaliste et les compositeurs Arvo Pärt chez Dodeigne, Steve Reich pour Ben Bella.
Arvo Pärt s’inspire des chants grégoriens, des traditions orthodoxes et médiévales, ainsi que des textes liturgiques nourrissant le travail épuré et méditatif de Dodeigne en quête de transcendance et d’intemporalité.
Steve Reich avec une approche marquée par les rythmes répétitifs, les «phasages », et l’utilisation de boucles semble guider le pinceau de Ben Bella sur des toiles hypnotiques où il capture l’essence du rythme de ses paysages intérieurs dans une partition musicale visuelle.
Nos deux artistes ont souvent collaboré avec Le Ballet du Nord de Roubaix.
Eugène Dodeigne passait des heures à observer et dessiner, dans son atelier du Pot de fer, les danseuses de la compagnie, fixant au fusain sur le papier, modelant ensuite dans la terre ou sculptant dans la pierre les silhouettes en mouvement ou fragmentées, révélant la lutte, la résistance ou la souffrance de ces corps. Proche de la compagnie, le sculpteur composa même l’affiche de l’une de ses saisons. La danse est implicite dans le travail de Dodeigne par les postures sculpturales qu’elle évoque.
Chez Ben Bella, les courbes et les traits deviennent des gestes chorégraphiques fixés sur le papier ou sur la toile. Caché derrière un monumental calque de 2 mètres cinquante de haut par 14 mètres de large qui constituait le fond de scène du spectacle, Mahjoub Ben Bella sera invité en 1993 par la même compagnie roubaisienne, à peindre, presque en transe, par transparence et en direct, pendant la représentation du ballet « Paci c 231 » sur la musique d’Arthur Honegger, la performance Signature qu’il aura autant peinte que dansée.
L’un et l’autre bien que différents dans leurs médiums et leurs démarches, expriment fondamentalement le rythme et le mouvement, que ce soit à travers la matière ou la couleur.
Là où Dodeigne se concentre sur la structure et la tension des volumes, Ben Bella investit le plan de la toile pour libérer une énergie qui semble naître de la fusion des couleurs.
Les ateliers sont des espaces de création, de réflexion et de transmission, au coeur même de la vie et de l’oeuvre de tout créateur. S’il est vrai qu’ils divergent chez ces artistes par leurs situations géographiques et leurs identités, leur importance pratique et symbolique est semblable pour les deux.
Dodeigne construit son second atelier dans la campagne – près de la maison qu’il a également bâtie et où se trouvent l’atelier de dessin et celui des projets modelés l’hiver – . C’est un volume imposant, rempli de machines, d’instruments, de pierres non encore taillées, de bois , de lumière blonde ; une cathédrale austère et silencieuse, vibrante de la poussière de la création et des réverbérations lointaines du crissement des outils sur la matière.
Le dernier atelier de Ben Bella, au coeur de sa ville de Tourcoing, est situé dans les anciennes écuries d’un « Château de l’industrie », les espaces très décorés se succèdent jusqu’à un jardin. Au centre, le chevalet, les centaines de pinceaux, de tubes de peintures. Les toiles, les dessins, les céramiques partout. Encore les effluves de l’huile de lin et de la térébenthine, les échos anciens d’un disque de John Cage ou de Keith Jarrett. Les collections extra occidentales réunies par l’artiste y rythment aujourd’hui encore le parcours de notre découverte. Emplacements pour concevoir, expérimenter et réaliser, propices à la réflexion et l’isolement , ils ont également été lieux de rencontres et de transmissions, merveilleusement conservés et entretenus par les familles pour que l’empreinte fragile des artistes soit préservée.
Ben Bella et Dodeigne ne se satisfont pas de l’intimité de l’atelier, de « l’entre-soi » des galeries ou des musées. L’un et l’autre avaient besoin d’explorer et de se confronter à l’environnement urbain ou naturel, d’initier un dialogue, une interaction physique entre les oeuvres et les passants. Ils veulent transformer des lieux parfois ingrats, neutres ou banalement quotidiens en espaces poétiques et méditatifs et atteindre un public moins averti.
Dans des parcs, au centre de places publiques, Eugène Dodeigne joue sur la monumentalité, l’abstraction semi-figurative, le mystère de la création, la force brute des formes, l’intemporalité minérale des oeuvres.
Au contraire, Mahjoub Ben Bella investit, à travers des fresques ou des installations, des lieux urbains ou de passage – murs, sol, routes – souvent de manière éphémère, les transformant en surfaces colorées dynamiques et vivantes.
En présence des habitants ou des flâneurs, inventant la magie des performances du Street-Art. L’architecture n’est pas seulement un écrin pour leurs créations, leurs oeuvres incluent particulièrement des références aux éléments architecturaux et les utilisent pour enrichir leur vocabulaire.
Les sculptures de Dodeigne évoquent des structures architecturales primitives ou des mégalithes – colonnes, portiques, stèles ou taulas. Ces grandes pierres brutes donnent un aspect intemporel à ses oeuvres, rappelant des constructions anciennes et sacrées.
Avec son évidence, leur rapport à l’espace les inscrivent dans l’esprit libre du Land-Art, comme des constructions nées de la nature.
Quelques pièces plus petites semblent des éclats de chapiteaux médiévaux, astragale ou ciborium.
Chez Ben Bella les motifs de l’ornementation architecturale hispano-mauresque sont manifestes. Mais dans de nombreuses oeuvres, nous remarquons des représentations de plans de cités labyrinthiques idéales cernés par des bandes de calligraphies abstraites qui structurent l’espace.
Par l’abstraction – minimaliste chez Dodeigne, complexe et colorée chez Ben Bella – les deux artistes nous offrent la vision de scènes d’un passé ou d’un futur imaginaires, puisées dans la mémoire intuitive de leurs cultures et de leurs histoires.
Un dernier sujet presque anodin semble enfin les réunir, leur intérêt pour les arts appliqués. Dodeigne construit tour à tour ses deux maisons dans les années 50 et il n’oublie pas de les meubler également.
Il ne montrera au public que très rarement son mobilier, d’abord primitiviste puis résolument moderniste, qui cependant aura un succès certain auprès de ses amis et collectionneurs et trouvera tout naturellement sa place dans l’aménagement de la chapelle Sainte-Thérèse d’Hem qu’ambitionnent ses mécènes Philippe et Marthe Leclercq.
Un autre collectionneur roubaisien lui commandera les atlantes monumentaux d’une cheminée devenue le coeur vibrant de sa maison conçue entre modernisme et références flamandes.
Ben Bella sera beaucoup plus impliqué dans les recherches dans en arts appliqués. Sous l’égide du Musée de Roubaix, il collaborera avec Desvres à une collection de céramiques exceptionnelles et ,avec l’entreprise belge Louis De Poortere, à la création de tapis réalisés d’après ses maquettes. Devenu La Piscine, ce musée confortera cette ouverture au monde de l’objet qu’il avait initiée avec une exposition laboratoire, en 2004, rayonnant autour d’une grande fontaine métallique reprenant les lignes des architectures imaginaires de l’artiste.
Proposant une rencontre avec la styliste belge Souad Feriani et des recherches techniques avec l’ENSAIT, l’école d’ingénieurs textiles roubaisienne, il produira une spectaculaire performance autour de l’univers coloré de Ben Bella.
Et, en engageant avec La Redoute une production textile et céramique signée par le peintre, il assurera à ces expériences une diffusion inédite.
Et ses petits bijoux délicats, amulettes rares et mystérieuses, peints sur des âmes de bois savamment polies, s’inscrivent avec délicatesse dans sa production intime dédiée à quelques proches…
Comme cela se dévoile dans cette présentation, Eugène Dodeigne et Majhoub Ben Bella, tout en étant issus de cultures différentes, partagent une vision commune de l’art comme un moyen d’exprimer des émotions et de questionner la condition humaine.
Leurs travaux respectifs, bien que distincts dans leurs médiums et leurs formes, réunissent ces deux artistes autour de la quête de l’émotion pure et invitent à une réflexion sur la mémoire et l’identité.
Sylvette Botella-Gaudichon
…et comment ne pas les imaginer tous les deux, à quelques dizaines de mètres de distance, sur cette côte belge, face à la mer du Nord qu’ils aimaient tant, l’un griffant de fusain le gris des dunes et l’autre cherchant le bleu parfait du ciel.